Il n’y avait plus aucun doute dans mon esprit : le cimetière juif d’en face n’avait pas d’entrée. J’en fis le tour deux fois, scrutant chaque pierre, chaque grille entre les colonnes de briques ternies à la recherche d’un portail. En vain. Après bien des mois, j’essayais de me souvenir d’une seule personne qui l’eût mentionné, ne serait-ce qu’une fois.
C’était à l’agence immobilière, nous venions d’arriver avec le cirque à Hambourg et cherchions à nous loger pendant un an. La jeune femme qui nous proposait notre appartement nous indiquait sur la carte le chemin à suivre et dit finalement : « vous trouverez facilement, l’immeuble se trouve en face d’un cimetière israélite ». Puis nous nous installâmes avec la troupe – c’est-à-dire ceux d’entre nous qui avaient accepté un contrat de music-hall : acrobatie de pacotille dans un bouge à marins. Depuis, plus personne ne mentionna le cimetière. A croire qu’il n’existait pas.
C’est un grand carré entre deux routes d’une part et entre un jardin public et une rangée d’immeubles très laids de l’autre. Des enfants jouent dans le square et sur les maisons de briques rouges une plaque renseigne : « détruit en 1943 et reconstruit en 1954 ».
Le jardin des morts est en contre-bas par rapport à la route, peut-être d’un mètre. Il doit dater d’une époque plus ancienne.
Quant à nous, il nous suffit de traverser la route.
Ce coin obscur est avant tout une île de bouleaux très élevés qui ont poussé entre les tombes. Les écorces striées jouent avec les tons gris du mur de briques foncées et des barreaux de fer et avec l’anthracite des pierres tombales parsemées : certaines sont debout, d’autres titubent, obliques, tombent et d’allongent en dalles plates.
La grisaille protège le cimetière qui se fond avec la brume. Echappa-t-il ainsi à la nuit et au brouillard ?
Quand j’ai dit qu’il nous suffit de traverser la route, j’ai menti, il faut bien traverser un écran de voitures qui passent et on est là, devant le mur. Mais on n’atteint le cimetière que très rarement.
Pour le rencontrer, il faut franchir la route et puis traverser le temps. C’est ce que je pus faire ce quinze mars une première fois. Il bruinait doucement sur Altona. Les bouleaux dardaient leurs doigts calcinés vers les nuages. J’étais là, debout j’attendais. Quand je baissai les yeux je vis sans étonnement un portail grand ouvert et le passai sans hésiter. Les stèles semblaient s’écarter devant mon passage. Je cheminais lentement devant les épitaphes hébraïques : « Que l’âme de Smuel Kohen jouisse de la béatitude éternelle 1632 » était ciselé en ladino. Les pierres étaient ouvragées, pompeuses. Les marchands portugais et espagnols juifs qui avaient dû quitter la très catholique Ibérie s’étaient établis ici. Leur colonie était prospère près de la ville libre et hanséatique. 1632, Lützen, la guerre de Trente Ans dévastait les plaines.
Les bouleaux poussaient leurs racines entre les cadavres de riches marchands de la Hanse. J’étais au bout d’une allée quand dans le silence des tombes j’entendis une plainte. Je dus me retourner, car j’étais devant le mur d’enceinte. Une voix gémissante.
Je revins sur mes pas, m’acheminant maintenant vers le milieu du parc des ombres. Comme une grille posée sur le jardin, un ensemble de nouvelles allées concentriques menait au centre.
Aleph, Beth, Gimel. Deux voix se répondaient, tristes à mourir. Le temps m’ouvrait les bras. A l’écoute de ces lamentations, je poursuivais ma quête.
Daleth, He, Vav. Etait-ce le Sefer Yetsirah transposé en jardin des morts ? Vingt deux lettres et dix nombres devraient alors me conduire au portail de la création, au début du temps.
Zayin, Het, Tet.
La géométrie de cet espace et de l’alphabet m’échappait à nouveau. Le cœur seul me guidait et me faisait entendre un chant de souffrances indicibles.
Ces mourants n’étaient pas les riches marchands de la Hanse.
Maintenant j’étais presque au milieu du cimetière.
J’ai dû franchir le seuil du temps car un vent glacial soufflait alors sur la lande.
La bruyère était pâle à côté du sang que la terre essayait de cacher.
Les petits corps nus et décharnés des enfants et des hommes n’avaient plus la force ni de hurler, ni de pleurer, ni de vagir. Leurs bouches ouvertes respiraient encore à la vie, mais leurs yeux étaient éteints.
Deux dernières allées à traverser : Shin et Tav. Je suis au bord du gouffre.
Le vent souffle toujours. On a fait des montagnes de cadavres, une pour les morts, une pour les mourants, une pour les agonisants, une pour les squelettes, une pour les faméliques, une pour les épidémiques, une pour les dépecés, dépossédés, déracinés, défigurés, déshumanisés.
Le gouffre s’est ouvert un instant et se referme sur les fosses de Belsen. Déjà elles deviennent des tumulus – tumeurs inextirpables de nos cerveaux. Charnier de ceux dont le cœur a été arraché avant qu’ils ne meurent sans sépulture.
Leur tombe est là : ils sont tous là, à Altona.
Gare à celui qui transgresse l’enceinte, nul accès n’y saurait conduire. Intouchable, intouché le cimetière survit au temps qui passe. Enclos sacré, il recueille les souffrances.
Parfois un jongleur de passage y pénètre par hasard : il traverse le flot ininterrompu des phares qui coupent le brouillard.
Et il comprend alors que le cimetière juif d’Altona est la porte qu’il avait tant cherchée.
Pour Chaves | ||
l'acrobate juif portugais | ||
Hambourg, mars 1978 |
Publié le 4 octobre 1986 dans le Journal de Genève